La distinction est l’action de distinguer, c’est-à-dire de mettre à jour les différences entre les personnes et les choses ou d’expliciter les diverses acceptations possibles d’une proposition. Dans sa mise en oeuvre, elle renvoie aux qualités distinguées de celui qui distingue, comme à la mise en valeur de l’objet de cette distinction : distance, élégance et honneurs.

La distinction, de cette manière, est une fonction intrinsèque à l’oeuvre d’art, que ce soit par la délimitation qu’elle opère dans le réel, par rapport à celui qui la crée (l’artiste) ou par rapport à celui qui se l’approprie.

Ainsi, écrit Bourdieu, le Profit que procure l’appropriation matérielle ou symbolique d’une oeuvre d’art se mesure à la valeur distinctive que cette oeuvre doit à la rareté de la disposition et de la compétence qu’elle exige (...) d’autant plus grande qu’elle (l’oeuvre) est moderne. (1)

Aujourd’hui, alors que l’entreprise moderniste d’autonomisation du champ artistique est perçue comme pratiquement achevée - ce qui autorise la liberté des pratiques, la multiplicité des parcours et des retours à l’intérieur comme à l’extérieur du champ-, me projet artistique tend, semble-t-il, à se condenser dans une attitude de l’artiste face à la totalité du réel qu’il embrasse, non pas à partir d’une position placée en surplomb, mais infiltrée au sein des autres champs. L’art, jouant sur les marges indécises de l’objet, sur l’écart entre lui-même et sa représentation, s’érigerait ainsi comme une visée critique d’appropriation ou de réappropriation du réel, d’autant plus percutante que le point d’application serait réputé banal, d’autant plus nécessaire que l’environnement serait réputé sans qualité. La valeur distinctive de l’art deviendrait alors le principe essentiel de son fonctionnement, ne portant d’autre message que la saisie qu’elle opère au niveau de l’objet - stricto sensu ou processus objectivé- social, culturel, relationnel qu’elle distingue. Elle caractériserait aussi bien la posture distanciée de l’artiste qu’elle ne jouerait de la neutralité ambivalente de cet objet.

Ainsi, écrit Baudrillard, l’oeuvre d’art confrontée à l’univers de la marchandise - il aurait pu tout aussi bien écrire, à celui de la communication- doit prendre tous les caractères de choc, d’étrangeté, de surprise, d’inquiétude, voire d’autodestruction, d’instantanéité et d’irréalité qui sont ceux de la marchandise (...). Exponentialiser l’inhumanité de la valeur d’échange dans une vaste jouissance extatique mais aussi d’ironie sur les voies indifférentes de l’aliénation. C’est pourquoi (...) l’oeuvre d’art rejoint absolument la mode, la publicité, la "féerie du code", objet pur d’une merveilleuse commutabilité, puisque les causes ayant disparues, tous les effets sont virtuellement équivalents. (2)

C’est à ces conditions, c’est à cette conjonction que répondent conceptuellement, nous semble-t-il, les oeuvres rassemblées pour cette exposition, dans une tension vers l’acte pur ou le pur objet, sans autre message que leur propre présentation. Cette présentation objectale est quelquefois soupçonnée et souvent mal comprise. À tord sans doute. Elle ouvre pour l’art et pour l’artiste de nouveaux champs, évidemment nécessaires, périlleux peut-être, prospectifs qui sait ? Mais d’abord ces travaux nous semblent réaliser une mise en crise salutaire dans le contexte machinal de cette fin de siècle et sans doute radicale de nos représentations.

(1) Pierre Bourdieu in "La distinction", collection Le sens commun, éditions de Minuit,

Paris 1979
(2) Jean Baudrillard in "Les stratégies fatales", éditions Grasset, Paris 1983

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